Jackie Bastide, réalisatrice et auteure du documentaire « Bumidom, des Français venus d’outre-mer », explique sa démarche

Avec le film Bumidom, des Français venus d’outre-mer, Jackie Bastide, réalisatrice et auteure de documentaires, revient sur l’histoire de ces milliers de personnes qui sont passé par ce processus de migration et ont pris l’aller simple pour l’Hexagone à partir de 1963. Son film vient expliquer cette « violence d’État » et apporte un éclairage sur l’histoire de ces Antillais, Réunionnais et Guyanais mais aussi sur celle de la politique migratoire de la France. Dans ce film proposé jeudi 17 novembre sur France 2, Jackie Bastide prête l’objectif de sa caméra aux témoignages des bumidomiens, pour qu’ils racontent, comme elle l’explique…

Pourquoi cette histoire demeurait-elle méconnue ? Pourquoi ceux qui l’ont vécue n’en parlent-ils pas ?
Jackie Bastide – Le Bumidom a été dénoncé à de nombreuses reprises : en mai 1968, quand ses bureaux à Paris ont été saccagés ; au moment des campagnes médiatiques de la fin des années 70 qui mettaient en lumière la vague des suicides chez les bumidomiens ; au moment où il a été fermé par la gauche quand elle est arrivée au pouvoir. Mais il faut comprendre aussi que les bumidomiens avaient un peu honte de ce qu’ils avaient vécu. Car reconnaître que l’on est venu par le Bumidom, ce n’est pas seulement avouer que l’on vous a payé un voyage sans retour et « offert » un emploi…

C’est pour cela que vous avez voulu que ce soit des « bumidomiens » qui racontent leur histoire ?
Jackie Bastide – Je ne voulais pas instaurer un débat d’historiens. Je voulais surtout décrire la manière dont avait été vécu le Bumidom de l’intérieur. Je voulais donner la parole à ceux qui ne l’avaient pas eue, ceux qui avaient vécu cette expérience d’une manière intime, ceux à qui les politiques justement avaient tenu de fausses promesses, ceux qui avaient été les victimes d’une politique du chiffre.

Je voulais aussi que leur récit s’incarne dans les archives personnelles qu’en toute confiance ils ont accepté de nous livrer : photos de famille à la Martinique ou à la Réunion, dernier cliché pris avant le départ, images des dortoirs de Crouy-sur-Ourcq, etc. Car, derrière ces femmes qui se serrent pour poser dans un paysage de banlieue enneigée, il y a la trace sensible, palpable, du choc de l’arrivée en métropole, des difficultés d’adaptation, du déracinement.

Face à ces témoignages, je voulais montrer la logique de masse qui s’est abattue sur eux. C’est pour cela que vous pouvez voir tout au long du film des documents inédits, de première main, déclassifiés et qui montrent les règlements et les directives qui encadrent cette migration forcée. On y voit comment le Bumidom fonctionnait et quels étaient ses véritables objectifs.

Dans le même ordre d’idée, les archives d’actualité, des Trente glorieuses à la crise économique des deux chocs pétroliers, du mouvement de décolonisation, de mai 68, de l’arrivée de Mitterrand au pouvoir, des émeutes de 2009 dans les Antilles et à la Réunion, tout ce qui constitue le mouvement du monde depuis le début des années 60 montrent bien le contexte historique et global dans lequel ces individus sont pris comme des mouches dans une toile d’araignée.

Entre les deux, il y a le commentaire qui relie la grande histoire à la petite. C’est pour cela que nous avons demandé à Audrey Pulvar de le dire. En tant que journaliste, elle est un peu la voix de la France qui au quotidien nous raconte les grands événements ; en tant que femme, elle est Antillaise et connaît de l’intérieur de manière intime cette iniquité avec laquelle la France considère ses populations ultra-marines.

C’est donc une histoire qui résonne encore aujourd’hui ?
Jackie Bastide – Voyez ce qui se passe à Mayotte en ce moment. Souvenez-vous des grèves, des manifestations et des émeutes en Guadeloupe et en Martinique en 2009. C’est la même histoire. C’est à la même chose que les émeutiers d’hier et d’aujourd’hui disent « non ! », ce dont le Bumidom était et demeure le nom : celui d’une politique injuste que la France mène dans ces territoires. Une attitude coloniale vis-à-vis de populations qui ont cru aux idéaux de la République et auxquelles la France continue de ne pas garantir les mêmes droits : le Smic tout comme les minima sociaux ne sont pas les mêmes entre la métropole et certains départements d’outre-mer, dans tous ces territoires le coût de la vie y est exorbitant et les inégalités criantes, et l’on pourrait citer mille autres différences faites sur l’éducation, l’accès aux soins, la fracture technologique, le problème des transports, etc.

En faisant donc ce travail de dénomination, de mémoire et de justice, je voulais que mon film rende aux Français venus des Antilles ou de la Réunion par le Bumidom la place qui est la leur, non plus « outre mer », mais au cœur de notre République. Je voulais, dans cette année des outre-mer qui se termine, rappeler que, quand la France rogne sur ses valeurs, même aux confins de son empire, c’est son identité même qu’elle met en péril …

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